L'enseignant, qui comme beaucoup, a décidé de prendre la parole pour refuser la violence, livre son analyse de la crise sociale et sociétale dans laquelle nous sommes englués. Dans ce premier volet de l'interview qu'il nous a accordée, il estime que « nous sommes en régression d'humanité ».
A propos de la crise que nous vivons, sur quoi aimeriez-vous attirer l’attention de nos lecteurs ?
J'aimerais dire aux acteurs de ce mouvement, qu'il y a des limites dans tout ce que nous entreprenons et un mouvement syndical responsable doit pouvoir s'auto-discipliner et se donner des limites dans les combats dans lesquels il s'engage.
La pandémie a mis à mal nos rituels de mort, on a dû retarder les inhumations, reconsidérer les rituels et dans l'impossibilité d'honorer nos morts selon les traditions mises en place. C'est quelque chose de particulièrement déstabilisant pour les humains. Accompagner quelqu'un à sa dernière demeure est un moment douloureux et nous avons besoin de rites pour vivre et supporter ces moments-là.
J'ai été frappé en voyant cette danse de cercueils avançant dans les rues jonchées de poubelles ou virevoltant sur l'eau dans des petites embarcations. J'ai trouvé ça horrible. Comment un mouvement social n'a pas su faire la différence entre les combats qui peuvent être menés légitimement et la question de la tradition qui consiste à honorer nos morts et leur laisser le soin, entourés de leurs proches et leurs familles, d'aller reposer en paix. Les hommes vivent de mémoire, le moment de l'inhumation est un seuil qui signe notre hominisation mais surtout notre humanité.
Dans ces moments-là au beau milieu du mouvement social, nous avons atteint des seuils d'inhumanité. Je regrette qu'il n'y ait eu aucun dignitaire, intellectuel ou scientifique, pour se lever et dire aux acteurs du mouvement social, qu'il y avait là une limite à ne pas franchir et qu'il était indispensable de laisser la société guadeloupéenne enterrer ses morts avec la solennité qui est généralement attachée à cet instant. Le pire c'est que tout cela a été accueilli et donc minimisé en faisant référence au registre de la débrouillardise, "nou fè débrouya" sans se rendre compte que quelque chose de l'ordre de la défection de l'ordre humain, se sur-rajoutait à la pandémie.
Il y a une idée profonde dans le christianisme qui est la résurrection des corps. Cette résurrection signifie que les gens que nous avons aimé et côtoyé nous allons pouvoir les retrouver tel quel dans un royaume. Cette idée nous donne une conduite qui consiste à prendre soin des personnes qui nous entourent sur terre dans l'espoir de les retrouver intactes dans l'au-delà.
Le mouvement dont nous parlons est un mouvement qui impliquait essentiellement les soignants. Or, la pensée chrétienne de la résurrection des corps est une composante essentielle de l'éthique du soin. Quand j'ai vu les ambulances sur le pont de La Boucan, transférant les malades sur le pont, sur des brancards à pied, alors qu'on sait que dans le soin la rapidité d'intervention est déterminante. Le tout est accompagné d'une grande violence. J'ai compris que la philosophie du soin était mise à mal.
« Il faut s’insurger face à ces pratiques violentes »
Quel enseignement pouvons-nous tirer de ce mouvement social ?
La société guadeloupéenne est aujourd'hui fragmentée, morcelée, elle connait un chômage endémique, elle connait la paupérisation de ses composantes, etc.. Il y a lieu de préciser que la philosophie du soin s'est perdue. Prendre soin, c'est prendre soin des corps.
Notre hôpital est déjà dans un piteux état et si on laisse se rajouter à cela des défections d'ordre symbolique, nous sombrons en tant que société. Il faut savoir que toute société vit que parce qu'il y a un ordre symbolique qui fait sens pour les uns et les autres. Quand l'ordre symbolique se défait parce que la question de la mort est atteinte, parce que la question du soin est atteinte, parce que la question de la bienveillance envers son prochain est atteinte, quand toutes ces composantes de l'ordre s'affaiblissent, cela veut dire que nous sommes en régression d'humanité.
Je veux prendre pour exemple, la façon dont les injures saturent aujourd'hui les discours des syndicalistes avec des allusions infâmes, traitant les gens d'imposteurs, d'incapables, de malfaiteurs ou de vermines. Au nom de quel combat peut-on justifier de telle pratique langagière ? Par ailleurs ces pratiques langagières, tentent de se justifier au nom de notre appartenance au monde créole, le prétexte de : sé konsa nou ka palé.
Non !!! Il faut qu'à un moment des personnes puissent s'insurger face à ces pratiques violentes et expliciter leur point de vue, sans craindre quelconque représailles. C'est un peu le but du collectif contre la violence auquel j'appartiens, qui le 8 janvier 2022 a refusé la violence.
Le collectif syndical s’appuie beaucoup sur le « nous » pour justifier ses prises de position parfois violentes. Quelle analyse portez-vous à ce sujet ?
Il faut que l'on tire les leçons de ce qui s'est passé à l'hôpital et qu'on fasse en sorte que ce lieu soit sanctuarisé. Le mouvement contre la violence n'est absolument pas anti-syndical, mais il faut que nous apprenions dans ce pays à échanger en argumentant et en circonscrivant la violence. L'hôpital est un lieu qui doit être protégé de toutes perturbations sociales, économiques ou politiques.
Depuis les années 90, il y a un grand cadre de référence et d'interprétation du monde vécu en Guadeloupe et ce cadre de référence est un conflit entre la Culture et le Droit. La culture comme le lieu de représentation de soi, d'expression de soi et en face le Droit comme source de normativité (qui règle les choses). Le problème est que pour beaucoup de Guadeloupéens, le cadre légal et normatif porté par l'État français est singulièrement un cadre violent car il ne fait pas droit à l'expression de ce que nous sommes. Et c'est ainsi qu'on a interprété la question du vaccin comme «on piké fòsé», une violence de l'État à l'égard de notre corps.
Mais il faut se poser la question, à savoir dans quelle mesure un État dans l'exercice de ses fonctions régaliennes, est autorisé à imposer la vaccination à l'ensemble de ses ressortissants ? On évite de se poser cette question car nous restons arc-boutés sur un «nous» qui serait spécifique, singulier et qui ne trouverait jamais une expression dans la source de la loi telle qu'elle est projetée par l'État français.
Mais tenir ce discours relève de l'idéologie. Le virus ne s'est pas adressé uniquement à la communauté guadeloupéenne, à la communauté européenne ou à la communauté coréenne, il s'est adressé à tous, en tant que « vivant ». C'est un phénomène mondialisé qui nous intéresse d'abord en tant que vivant. Si on ne l'aborde pas de cette manière et qu'on reste focalisé sur une communauté (guadeloupéenne) telle qu'en sa singularité, elle prétend proposer autre chose, que ce que propose la science, pour arriver à combattre le virus, le résultat n'est autre que l'impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.
Nous devons accepter l'idée qu'à un moment devant la complexité des situations, ce qu'on appelle les ethno-culture (ensemble de savoirs, de connaissances, traditions) inscrites dans nos mémoires, ne sont pas suffisantes pour faire face à des situations qui appellent un traitement scientifique, qui secondarisent les ethno-cultures en question. Ce que je crois c'est que nos traditions, notre pharmacopée, notre façon d'habiter le monde, notre rapport au monde, ne présentaient pas les ressources suffisantes pour venir à bout de la pandémie.
D'ailleurs on sait maintenant, que beaucoup de Guadeloupéens, lors de cette pandémie, sont arrivés trop tard à l'hôpital, car ils s'adonnaient en amont à la médecine traditionnelle, avant de se rendre à l'hôpital.
Pourquoi les négociations ont-elles échoué, selon vous ?
Ce qui est dangereux avec les syndicats dans ce mouvement, c'est qu'ils prétendent être l'incarnation du peuple. De ce fait, il n'y aurait pas d'intermédiaires entre eux et le peuple, c'est un postulat qui consiste à dire qu'il y aurait une continuité consubstantielle entre ce que le peuple est et vit et ce que les syndicats disent du peuple. Ils prétendent incarner la vérité du peuple.
De ce fait s'ils incarnent la vérité du peuple, personnes d'autres qu'eux ne peut parler au nom du peuple. Du coup les politiques sont disqualifiés avant même que commence la négociation. Pour qu'il y ait communication entre deux parties, il faut une reconnaissance réciproque des parties et ce n'était pas le cas, pour les négociations.
Pourquoi sur la question de la vaccination, des Guadeloupéens ont-ils choisi de suivre Élie Domota plutôt que Serge Romana ?
Vous avez d'un côté un leader syndicaliste charismatique et de l'autre un médecin généticien de l'hôpital Necker. Pour préciser la question : pourquoi avons-nous fait le choix de l'idéologie sur la rationalité ?
Ma question ne préjuge pas du choix de chacun de se vacciner ou pas. Cependant, je crois qu'il faut que nous apprenions à reconnaitre l'endroit où l'information de qualité se déroule, en fonction de ce que l'on souhaite apprendre. Il faut passer de l'idéologie au savoir, de sorte que nous prenions l'habitude du fait que si nous avons besoin d'une idéologie pour avancer, il faut qu'elle soit fécondée par le savoir, avant qu'elle puisse nous mettre en branle ou en action.
Ne touchons-nous pas, dès lors, à des éléments constitutifs du Guadeloupéen comme individu oscillant entre différentes rationalités ?
Je répondrai en reprenant les mots de Patrick Chamoiseau, le « nous » aujourd'hui n'est pas un "nous" donné. Le temps des communautés où le « nous » était donné est aujourd'hui frappé d'obsolescence. Le « nous » aujourd'hui est en permanence à conquérir, car nous vivons dans des sociétés laïcisées où le processus d'individualisation est quasiment arrivé à terme.
En tout cas c'est la trajectoire empruntée par la sphère occidentale à laquelle nous appartenons. Il s'agit d'une individualisation très avancée qui consiste à élire comme représentant de l'espèce humaine, non plus des communautés de sens, mais des individus. Dans cette optique, ce ne sont plus les communautés archaïques et chaleureuses qui doivent accoucher des individus. Aujourd'hui l'atome de la vie humaine est l'individu.
Cet individu nouvellement constitué qui a quitté les communautés chaleureuse et archaïques, est celui qui permettra aux sociétés de se reconstituer et de se refonder à partir de son propre imaginaire. De plus, cet imaginaire qui sert de reconstitution aux nouvelles communautés à venir, je ne pense pas, qu'il soit un imaginaire nationaliste.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je n'ai pas adhéré à l'Alyans Nasyonal Gwadeloup (ANG). Je ne crois pas qu'aujourd'hui une communauté puisse se constituer à partir d'un imaginaire nationaliste. C'est un modèle qu'il faut dépasser.
Sur quel modèle pouvons-nous baser la construction de notre communauté aujourd’hui ?
Je pense que notre communauté peut se refaire aujourd'hui autour de ce que Chamoiseau appelle l'imaginaire de la relation. C'est à dire le fait que nous vivons dans un monde qui participe à la vie de toutes les autres communautés du monde. Autrement dit, nous sommes dans le monde et le monde est en nous. C'est la nouvelle donne aujourd'hui.
De ce fait, quand je me pose la question : qui suis-je ? En tant que communauté, je pose cette question non plus en rapport avec les valeurs de ma propre communauté, mais à partir de ce que les autres mondes, que j'en sois conscient ou pas, projettent dans mon propre monde. Je m'explique : le territoire des enfants de nos jours, c'est l'écran. Un enfant passe plus de temps sur écran que hors écran et quand un enfant est sur un écran en vérité, il est exposé à toutes les sollicitations du monde. Il habite le monde de façon globale et instantanée.
Cette nouvelle forme de constitution de l'individu nous met dans un embarras, voire dans un inconfort métaphysique très puissant. Néanmoins simultanément, cette nouvelle forme de constitution de l'individu nous lie à la somme de la communauté monde, avec laquelle toutes sortes d'aventures peuvent dès lors être envisagées.
Dans cette optique nous pouvons imaginer les flux de relations intenses que nous pourrions nouer avec le Brésil. Prenons l'exemple du Zouk qui a inondé le monde aujourd'hui. Je précise que le cas échéant, nous parlons d'un petit pays comme le nôtre, à peine visible sur une carte, qui a envahi le monde par sa puissance de création. Nous serons probablement impactés dans le futur, par d'autres puissances de création venues d'ailleurs, il nous faudra produire la nouvelle communauté à venir, en tenant compte de cette dynamique.
Quelles actions entrevoyez-vous pour que nous retrouvions une forme d’apaisement et de sérénité ?
Notre salut passera par l'autonomisation de la société civile. Afin de régler les urgences qui nous assaillent à savoir : la reconstitution de notre rapport à la mort, la création d'une véritable philosophie du soin et la sanctuarisation des hôpitaux et les écoles. Il faut travailler à l'autonomisation de la société civile.
Il est urgent que la Guadeloupe retrouve une certaine forme de pacification, que les Guadeloupéens retrouvent une liberté de circulation, que la Guadeloupe retrouve les conditions pour recommencer à vivre sereinement. L'une des réalités aujourd'hui est qu'avec les bouleversements que nous connaissons beaucoup de nos étudiants actuellement en terminale ont un niveau à peine égal à un élève de troisième. Je le vois en tant qu'enseignant et formateur.
J'ai l'impression qu'au nom de la lutte syndicale, au nom de la défense des travailleurs, on s'autorise tout. Ce n'est ni possible, ni viable à long terme. Il y a des limites à poser, des lieux à sanctuariser. C'est la société civile, qui doit investir la sphère publique et se saisir de questions telles que la scolarité et l'avenir de nos jeunes générations.
Je m'élève de la plus puissante des manières contre les huiles de vidange versées dans les écoles. C'est une souillure des écoles, c'est à dire une souillure de l'éducation, c'est à dire l'une des atteintes les plus graves que l'on puisse avoir à l'encontre des enfants. L'école doit être sanctuarisée, c'est un acte de barbarie énorme de laisser faire et de laisser envisager, qu'on puisse verser de l'huile de vidange ou dessiner des croix gammées dans des écoles.
J'ai l'impression que les Guadeloupéens hésitent à se lever pour dire haut et fort : « Ne touchons pas à nos hôpitaux, ne touchons pas à nos écoles » et ce quelles que soient les circonstances extérieures. Ce qui revient à dire : ne touchons pas à nos enfants, ne touchons pas à l'avenir. Je rejoins Fred Réno, quand il dit brillamment, qu'il y a trois cercles de socialisation qui sont brisés aujourd'hui : l'école, la famille et le tissu associatif. C'est à dire ce qui est au fondement de la société. C'est un peu inquiétant pour l'avenir.
Mais c'est aussi une chance de pouvoir s'attaquer au véritable problème. Je crois que lorsqu'un Politiste, professeur des universités, habitué à la prospective et aux analyses complexes, nous alerte sur la fragilisation structurelle de la société à travers le délitement de ses liens fondamentaux. Il serait sage et raisonné, d'y prêter une oreille plus qu'attentive, afin de commencer à élaborer des mesures réparatrices.